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Construit en 1812, le Royal Drury Lane Theatre, proche du Royal Opera House[19], se consacrait aux pièces de William Shakespeare où s’illustrait le célèbre acteur Peter Bergeray qui créait un délicieux scandale mondain en apparaissant sur scène sous la forme d’une momie, symbole de la mort, du châtiment et du héros maudit. Couvert de bandelettes, il parvenait à se déplacer et à parler d’une voix d’outre-tombe, provoquant la frayeur des âmes sensibles.
Ami intime de George Brummel, dit le « beau Brummel » et prince des dandys, Bergeray assistait, désolé, à la chute de ce roi de la mode depuis sa brouille avec George IV. Son valet de chambre lui apportait encore ses habits pour les « décrasser de la vulgarité du neuf », mais Brummel[20] ne parvenait plus à rembourser ses dettes de jeu, et l’acteur s’était vu contraint de rompre toute relation. Mécontenter le monarque était une faute impardonnable.
Désormais, il revenait au brillantissime Peter Bergeray de porter haut l’étendard des dandys et de la mode londonienne, référence des gens de goût. Obligation vitale, en raison des multiples poussières polluant l’air de la capitale : changer cinq fois de chemise par jour. Ensuite, choisir les meilleurs tailleurs, ne supporter aucune imperfection, exiger des domestiques zèle et compétence, être toujours au premier plan lors des réceptions marquantes et des événements mondains. Ainsi Peter Bergeray jouait un rôle à chaque instant et ne se lassait pas des applaudissements.
Comme d’habitude, la représentation avait été triomphale. Divisée à propos de l’apparition de la momie, la critique reconnaissait l’incroyable audace de Bergeray et sa suprême élégance. Nul ne déclamait mieux Shakespeare, réussissant même à rendre attractifs les passages ennuyeux. L’acteur couvrait de cadeaux les plumitifs, les invitait à dîner, leur offrait de fausses révélations concernant tel ou tel rival, et récoltait les fruits de sa stratégie.
Seul point noir : les femmes. Une horde de jeunes beautés et de ladies mûrissantes le pourchassait. Leur échapper sans les vexer et sans perdre leur admiration nécessitait des efforts épuisants.
On frappa à la porte de sa loge.
— C’est le régisseur.
— Entrez.
Le jeune homme brun veillait jalousement sur la tranquillité de son héros. Avant de se rendre à un dîner rassemblant de hautes personnalités, le comédien devait se refaire une beauté.
— Des admirateurs désirent vous féliciter.
— Pas maintenant.
— Ils insistent et prétendent avoir des informations importantes à vous communiquer.
— Combien sont-ils ?
— Un homme et une femme.
— Élégants ?
— Convenables.
Bergeray poussa un soupir.
— Passe-moi ma veste d’intérieur, veux-tu, et dis-leur que je leur accorde deux minutes.
Ravi de servir ce génie théâtral, le régisseur se pliait à ses moindres désirs.
Lorsque le couple apparut, Peter Bergeray se leva brusquement, décomposé. Et ce n’était pas de la comédie.
— Belzoni ! Vous… vous allez bien ?
— Ce n’est pas du Shakespeare, observa Sarah, l’œil agressif. Vous n’auriez pas une meilleure réplique ?
La stature du Titan de Padoue et de son épouse irlandaise effrayait le comédien. D’une seule gifle, cette mégère était capable de le renverser. Avec une joue enflée, comment enchanter son public ?
— Asseyez-vous et dégustons un doigt de porto, proposa-t-il d’une voix tremblante.
— Nous sommes venus vous parler affaires, précisa Sarah. Vous jouez admirablement les momies, Bergeray, mais vous oubliez de régler vos dettes.
— Je ne vois pas de quoi vous parlez, chère madame.
— Vous avez acquis les bandelettes recouvrant le visage de ma momie, rappela Belzoni, irrité. Des pièces de lin d’une qualité exceptionnelle. Vous connaissiez le prix, j’exige le règlement.
— Vous vous trompez d’acheteur… Je ne me souviens pas de cette transaction.
— Mon mari peut soulever une douzaine d’hommes costauds, rappela Sarah, souriante. Disloquer un avorton, un menteur et un voleur ressemblera à une amusette.
— Ne me touchez pas ! glapit le comédien en se plaquant contre le mur de sa loge.
— Entre gens de qualité, il suffit de nous entendre.
— Bon, d’accord, j’ai acheté ces bandelettes !
— Et vous ne les avez pas payées, rappela l’Irlandaise, farouche.
— Entendu, entendu !
— Nous progressons, estima Belzoni dont le regard de taureau furieux aurait mis en fuite une légion romaine.
— Écoutez, je suis un peu gêné en ce moment.
— Vous, gêné ? s’étonna Sarah.
— Ne vous fiez pas aux apparences, chère madame ! Un comédien de mon envergure mène forcément grand train de vie. Vous n’imaginez pas l’ampleur de mes dépenses : vêtements, dîners, réceptions, que sais-je encore ! Je vis au jour le jour et je remplis ma bourse qui ne cesse de se vider.
— Nous prenez-vous pour des imbéciles ? demanda l’Irlandaise, furibonde.
— Je peux vous fournir des preuves ! L’existence d’un artiste ne ressemble pas à un lac paisible. Le succès ne s’accompagne pas toujours de la fortune, et l’art s’éloigne souvent de l’argent. Un amoureux des antiquités doit me comprendre, monsieur Belzoni. Vous et moi n’accordons d’intérêt qu’à l’expression artistique, n’est-ce pas ?
— Nous vous consentons un délai, décida Sarah. Disons… un mois ?
Bergeray baissa les yeux.
— C’est trop court !
Le Titan de Padoue fît craquer ses doigts.
— N’exagérez pas.
— Un mois, parfait !
— Être ou ne pas être dépend parfois d’un détail, précisa Sarah. Évitez donc de trahir votre parole, monsieur Bergeray.
— Soyez sans crainte.
Le comédien alluma une pipe gravée de hiéroglyphes. Belzoni écarquilla les yeux.
— Qui vous a vendu cet objet ?
— Un voyageur revenant d’Égypte. D’après lui, un véritable trésor datant de l’Antiquité.
L’Italien éclata de rire.
— Un faux grossier fabriqué par les paysans ! Si vous désirez éviter le ridicule, cassez cette pipe en mille morceaux. Et n’oubliez pas de tenir votre promesse.
Le couple parti, le comédien changea de chemise pour la cinquième fois.
La momie était étendue sur un lit de granit, rappelant celui qu’utilisaient les embaumeurs. Le sauveur l’enveloppa de grains de natron, de manière à éviter tout désagrément dû à l’humidité de la crypte. Pendant soixante-dix jours, le corps osirien vivrait une période rituelle de régénérescence correspondant à l’invisibilité de l’étoile Orion dans le ciel du sud. Lors de sa réapparition, elle régulariserait de nouveau la marche des décans, provoquant la crue fécondatrice et la résurrection d’Osiris.
Cette momie-là était un chef-d’œuvre triomphant de la mort. Son cerveau n’avait pas été détruit, son cœur demeurait intact et les humeurs vitales continuaient à circuler. Rattachée au corps, la tête maintenait la cohésion des multiples aspects de l’être.
— Elle ne sera jamais séparée de toi, affirma le sauveur en reprenant une antique formule rituelle, tu connaîtras une vie nouvelle, tu ne subiras pas la dispersion.
Le sauveur embrassa l’oreille gauche de la momie de façon à empêcher la mort de s’y introduire. Il lui fallait aussi protéger l’épaule et l’œil gauches, portes d’accès de la voleuse de vie, et repousser ses assauts incessants.
Cette tâche prenait au sauveur l’essentiel de son temps. En soustrayant la momie au médecin légiste, au pasteur et au vieux lord, il avait évité le pire. Succès passager et fragile, car le corps osirien ne résisterait pas longtemps aux agressions d’un monde privé de sacré. Dès qu’il aurait acquis une relative stabilité, le sauveur partirait à la recherche des éléments protecteurs sans lesquels la momie serait condamnée à la destruction.
De gré ou de force, les profanateurs devraient restituer ce qu’ils avaient dérobé.